Le trip report est un genre littéraire à part entière
Publié le 12 Février 2019
Comment bien raconter sa défonce ? Les psychonautes, amateurs de nouvelles expériences psychédéliques et « navigateurs de l'âme », cultivent cet art délicat depuis des décennies.
« Je me sens dans un état confusionnel intense. Terrassé physiquement, mais c’est super agréable. La colline en face de moi ressemble à un crapaud de plusieurs kilomètres, prêt à engloutir la ville. Et les heures s’écoulent, alternant crises de fous rires et contemplations… » Après une nuit de trip, Flower Power* s’endort dans un champ.
De retour chez lui, il s’empresse de relater son expérience à l'écrit. Il indique les informations de base : « Substance : 4-AcO-MiPT. Dose : 25 mg. Poids : 51 kg. Taille : 1m69. Âge : 26. » Puis les mots s’enchaînent sur son clavier. Flower Power raconte son arrivée sur le lieu, sa prise de drogue, ses sensations, hallucinations… Et balance le texte en ligne. C’est ce qu’on appelle un trip report (TR).
Trois principaux forums francophones sont dédiés à cette pratique : Psychonaut, Psychoactif et feu Lucid-State. C’est joint au bec que Flower Power a découvert leur existence : « En 2006, j’ai commencé à m’intéresser à d’autres drogues que la beuh, à vouloir explorer d’autres effets psychédéliques. » Il s’inscrit et s’imprègne des reports des psychonautes, ces explorateurs des états modifiés de conscience. « Ça m’a permis de rencontrer une communauté érudite, qui m’a fait découvrir et donné envie d’expérimenter un très grand nombre de substances. » Il affirme : « Un report est une source d’information qui me permet de mieux cerner la molécule, de comprendre son univers et de voir si ça pourrait me plaire. »
Avant de servir de référence aux trips récréatifs, les TR ont eu une valeur documentaire pour les scientifiques. Le chimiste bâlois Albert Hofmann, découvreur du LSD, a décrit dans son autobiographie sa première expérience sous acide. Le 19 avril 1943, sans se douter des effets de la molécule, il a absorbé une dose de cheval (250 µg) et enfourché son vélo. Une expérience commémorée chaque année sous le nom de « Bicycle Day ». Le pharmacologue Alexander Shulgin, considéré comme le père du MDMA et reconnu comme grand psychonaute, a même publié plusieurs ouvrages dans lesquels il raconte ses trips sous différentes drogues.
« Quand une nouvelle molécule sort, des têtes brûlées foncent et postent des TR très détaillés », raconte Vincent Benso de l’association Auto-support des usagers de drogues (ASUD). Ces « kamikazes », souvent membres du forum anglophone Bluelight, sont spécialisés dans l'exploration de nouvelles drogues de synthèse. « De tels reports ont une fonction de réduction des risques, car ils permettent d’apprendre des choses sur les dosages, les effets… Même le monde médical fréquente ces sites pour trouver des informations », affirme-t-il.
Du plus informatif au plus perché
Vincent Benso a coordonné en 2016 la recherche « ICI Drogues », au sujet des espaces virtuels utilisés pour échanger sur les drogues. Résultat : « Ce qui est problématique, c’est que des gens utilisent des sites comme Doctissimo ou Jeuxvideo.com pour poser des questions. Les réponses sont de bien meilleure qualité sur des forums de consommateurs. » Et la fabrication du savoir sur les drogues passe par les récits d’expérience, soit les reports. Vincent raconte : « Un mauvais TR, c’est quand la personne va sortir de la simple description, exagérer les effets ou oublier de dire qu’elle suit un traitement médicamenteux qui peut influencer la prise. » Il cite en exemples à suivre les reports anglophones, comme ceux publiés sur le site d’informations sur les psychotropes Erowid.
Sur le possible effet incitatif des TR : « Je pense que quelqu’un qui se tape 40 reports sur un produit a de toute façon envie de le tester », balaie Vincent. Sur les forums, la question se pose. Adrienne* a été plusieurs années administratrice de Lucid-State. « L’incitation était interdite, mais pas mal de gens décrivaient des expériences positives, avec des émotions chouettes. On prenait le parti de ne pas supprimer », dit-elle. Pour autant, la charte d’un report est précise : « Il faut donner le plus d’éléments factuels pour savoir si l’expérience peut ou non être reproduite. » Le contenu même du TR, lui, est bien plus libre. « On peut vraiment écrire des sortes de roman », explique la jeune femme.
« C’est plaisant à lire, mais il faut se rappeler que, derrière, quelqu’un a vraiment pris des risques. »
Charles*, psychonaute averti, a longtemps fréquenté ces forums. Si bien qu’il distingue deux sortes de TR. « Dans le premier cas, le rédacteur met en avant les effets d’une drogue sur son corps. On tend vers le rapport d’expérience médicale. C’est informatif mais pas fun, et généralement assez court. À la limite, si j’ai une idée des doses et des effets, je n’ai pas besoin d’un narrateur-personnage à qui m’identifier. Je me fous de ses hallus ou de son inaptitude sociale à acheter une pizza », raconte le trentenaire.
Il poursuit : « Dans le second cas, l’auteur met en lumière sa subjectivité. On a parfois des mauvais littérateurs nombrilistes, mais aussi de véritables aventures, avec tout ce qui peut arriver de bizarre à une bande de gens perchés. Récits de randonnées, d’excursions à Disneyland ou au Mont-Saint-Michel, de quêtes bizarres, de teufs introuvables et de soirées improbables, de désastres parfois… L’intérêt vient surtout de ce qui est vécu, décrit et pensé par l’expérimentateur/narrateur. » Mais pour ce Parisien, une chose est sûre : « On préférera lire le récit de quelqu’un qui a vu 36 000 chandelles plutôt que de celui qui se sera endormi devant sa télé. »
Un micro-genre littéraire
Même sur Erowid, réputé pour son sérieux, les TR les mieux rédigés — classés par drogue et type d’expérience (première fois, bad trip…) — bénéficient d’une note allant jusqu’à trois étoiles. D’où un enjeu littéraire. « Il y a des drogues moins intéressantes sur un plan intellectuel ou littéraire » affirme Charles. « Si je bois de l’alcool, ça n’intéressera personne. Alors que sous LSD, je pourrais raconter des pages pittoresques sur ce qui arrive dans mon salon. C’est plaisant à lire, mais il faut se rappeler que, derrière, quelqu’un a vraiment pris des risques. »
Normalienne agrégée de Lettres modernes, Hélène Rivière a lu pour Motherboard une sélection de TR. « Ce qui me frappe le plus, c’est l’idée de “témoignage” », analyse-t-elle. « On a un énoncé dirigé vers les autres et qui peut avoir vocation à leur servir de guide pour leur propre expérience. Parfois d’ailleurs, les personnes citent des reports qui leur ont servi de référence. Ça donne lieu à une sorte d’intertextualité où différents TR se répondent les uns les autres. »
Elle ajoute que, dans certains cas, « on sent une volonté claire d’introspection qui va avec une écriture de la sensation qui pourrait faire penser à certains poèmes de René Char ». De fait, nombreux sont les auteurs qui ont raconté leurs expériences sous drogue : Baudelaire, Henri Michaux, Jean-Paul Sartre, les auteurs de la Beat Generation…
« Nous, on a un demi-siècle de mémoire, de savoir empirique ou scientifique accessible, de films et de livres, d’expériences de pionniers »
Les TR ont donc aussi leurs lecteurs fans, comme Jérémie. En 2013, ce musicien et éditeur a lancé un fanzine dédié à ce micro-genre littéraire. « J’étais en coloc avec un pote, amateur de plantes psychédéliques, qui consultait énormément de TR sur Erowid. Moi, je venais de faire l’acquisition d’un risographe, idéal pour reproduire des documents. » Eurêka : Les deux amis se lancent dans un projet « fait maison » d’une quinzaine de pages, format A3. « Il y avait des TR anglophones barjots, avec une narration incroyable, drôle, limite tragique… D’où l’idée de réunir ces textes sur un support physique », se marre Jérémie.
Mais l’épopée de Zoï prend fin au bout de trois numéros. « On tirait de 50 à 100 exemplaires, distribués dans les bistrots, quand j’étais en tournée. Mais la machine s’est pétée avant la sortie du numéro quatre, et on avait d’autres chats à fouetter. Ça faisait beaucoup de boulot d’édition pour un délire qui ne nous rapportait rien ! »
Expériences à la fois psychédéliques et littéraires, les reports constituent un fonds considérable et protéiforme qui remodèle notre vision de la drogue. Charles conclut : « La différence entre ce qu’on pourrait appeler une « sous-culture de drogués » et les hippies, c’est l’information. Les hippies partaient de rien. Nous, on a un demi-siècle de mémoire, de savoir empirique ou scientifique accessible, de films et de livres, d’expériences de pionniers, de TR accessibles. On n’est pas seuls dans un coin avec une bande de potes et "les portes de la perception". »
* Les prénoms ont été modifiés.
VICE FRANCE - 22 janvier 2019