Le LSD a 80 ans : de la psychiatrie à la contre-culture américaine
Publié le 21 Novembre 2018
"Entre sa synthétisation par le chimiste suisse Albert Hofmann en 1938 et son interdiction par l’ONU en 1971, le LSD est passé entre les mains des psychiatres du monde entier, de la CIA, mais aussi de grands intellectuels américains.
1938-1943, la découverte
Quand il synthétise pour la première fois cette substance, le 16 novembre 1938, le chimiste suisse Albert Hofmann ne peut soupçonner les retombées culturelles, politiques et médicales de cette découverte. Retour sur quatre-vingts ans d’histoire du LSD, qui n’a pas uniquement été la drogue du Summer of love.
A l’époque, le jeune scientifique du laboratoire Sandoz, à Bâle, travaille sur l’ergot de seigle, un champignon qui s’attaque aux épis de seigle. A la recherche d’une préparation pouvant tonifier le cœur, il se penche sur la diéthylamide de l’acide lysergique (en allemand : Lysergsäurediethylamid, LSD). C’est la 25e substance de l’ergot qu’il synthétise, elle s’appellera « LSD-25 ». Mais les expérimentations faites sur des animaux ne sont pas concluantes et les recherches sont abandonnées.
Cinq ans plus tard, Albert Hofmann reprend ses recherches. Le 16 avril 1943, alors qu’il reproduit du LSD, il doit interrompre son travail et rentrer chez lui. Il se sent agité, a quelques vertiges, entre « dans un étrange état de conscience », comme il le racontera dans le livre d’entretiens paru en 2003, Le LSD et les années psychédéliques. Les effets disparaissent au bout de deux heures.
Supposant en avoir absorbé des fragments par inadvertance (peut-être à travers la peau), le chimiste tente une expérimentation sur lui-même trois jours plus tard. Prenant ses précautions, il n’ingère qu’un quart de milligramme. Une dose qu’il croit infime, mais se révélant extrêmement puissante. « Cinq fois supérieure à la normale », estimera-t-il plus tard. Le Suisse vit une expérience existentielle, une étrange chaleur prend possession de son corps, les couleurs se mélangent aux sons :
« J’avais complètement sous-estimé le pouvoir de cette nouvelle substance et ce fut une expérience dramatique, un indicible “horror trip”. »
Il décide de rentrer chez lui et demande à son assistante de l’accompagner. Le voyage à vélo est éprouvant, comme il le raconte dans son autobiographie éditée en 1979 par la Beckley Foundation, LSD, mon enfant terrible :
« Sur le chemin, mon état a commencé à prendre des proportions inquiétantes. Tout ce qui entrait dans mon champ de vision tremblait et était déformé comme dans un miroir incurvé. J’avais l’impression de ne pas avancer. Pourtant, la laborantine m’a raconté plus tard que nous avions voyagé très rapidement. »
Le premier trip (voyage) sous acide aura ainsi lieu à vélo. Dans la culture populaire, la découverte du LSD-25 est d’ailleurs célébrée par les initiés chaque 19 avril sous le nom de Bicycle Day. Une fois chez lui, l’état psychologique du chimiste empire, il ne parvient plus à s’exprimer clairement, craint une intoxication. « Je sentais mon corps comme mort et, en même temps, j’avais le sentiment angoissant qu’un démon s’était emparé de moi », raconte le chimiste. Quand, quelques heures plus tard, un médecin arrive, il ne lui trouve aucun symptôme anormal, hormis des pupilles dilatées. Le lendemain, Hofmann se souvient de son voyage intérieur dans les moindres détails, avec le sentiment d’être un homme nouveau : « Ma première pensée a été que ce serait très important pour la psychiatrie. »
-
1947-1953, de la psychiatrie à la CIA
Après plusieurs années d’expérimentations, la firme pharmaceutique Sandoz décide, en 1947, de le distribuer à de nombreux psychiatres, psychologues ou médecins à travers le monde, sous le nom de Delysid. En faisant ressurgir les conflits d’un patient, le produit rend la psychothérapie plus efficace.
Dès le début de la guerre froide avec l’URSS, le gouvernement américain s’intéresse lui aussi de près aux potentiels du LSD. En 1953, la CIA donne naissance au projet secret MK-Ultra, qui aura, entre autres, pour tâche d’étudier les effets de ce puissant hallucinogène. L’agence cherche à savoir comment utiliser les altérations mentales et comportementales entraînées par le LSD comme « une arme inhibante non mortelle contre des ennemis et des adversaires ». Les expérimentations sur des soldats, des civils américains, cambodgiens et vietnamiens ne donnent pas satisfaction. Un chimiste militaire se suicidera même après avoir été drogué à son insu.
-
Années 1960 et drogue récréative
Au moment où la CIA s’en désintéresse, le LSD est détourné en drogue récréative dans les années 1960. Des personnalités américaines relatent publiquement leurs expériences. Dans une interview publiée dans le magazine américain Look en 1959, l’acteur Cary Grant confie pratiquer la psychothérapie sous acide et assure avoir atteint la « vraie paix intérieure et la connaissance de soi ». Comme lui, à Hollywood, l’actrice Betsy Drake (épouse de l’acteur à l’époque) et le réalisateur Sidney Lumet témoignent de leurs révélations vécues lors de ces trips sous surveillance psychiatrique. On dit alors que la substance permet de revivre sa propre naissance.
Rapidement, son usage sort du milieu médical et se popularise dans les milieux intellectuels américains. Au-delà de la contre-culture californienne, il gagne tout le pays, rassemble étudiants, artistes et mouvements anti-establishment.
Ancien professeur de psychologie à Harvard, licencié en 1963 pour avoir expérimenté la drogue avec ses étudiants, Timothy Leary se forge une image de « grand prêtre du LSD » auprès d’une jeunesse en quête de liberté. Comme l’auteur britannique Aldous Huxley, il estime que ces buvards imbibés peuvent « ouvrir les portes de la perception ». Leary en fait quelque chose de religieux, il voue un culte à cet acide capable, selon lui, de changer la société. De leur côté, l’écrivain Ken Kesey et son groupe psychédélique Merry Pranksters (« joyeux lurons ») parcourent les Etats-Unis au volant d’un bus multicolore, invitant le public à communier ensemble sous influence lors de leurs « acid tests ».
-
Fin des années 1960, interdiction et laboratoires clandestins
Les autorités s’agacent de ce prosélytisme alors que le pays est déjà sous tension, dans un contexte de discorde et de contestation sociales. « Tout cela touche une frange de la population américaine plutôt jeune – les baby-boomeurs –, ce qui accroît l’impression de conflit de génération », explique Christian Elcock, historien et auteur d’une thèse sur l’histoire du LSD à New York.
Evoquant un problème sanitaire, les Etats-Unis légifèrent. En 1966, la Californie et le Nevada deviennent les premiers Etats à interdire la production, la vente et l’utilisation de LSD. La France et le Royaume-Uni font de même. En 1968, une loi fédérale américaine rend sa possession illégale dans tous les Etats-Unis. En 1970, sous la présidence de Richard Nixon, la drogue est classée « catégorie 1 », la rangeant de fait dans les « drogues privées d’utilité médicale » et comportant « un important potentiel d’abus ». En 1971, sa catégorisation comme psychotrope illicite par les Nations unies sonne le glas des recherches scientifiques.
L’interdiction n’aura pas les effets escomptés : un marché noir se développe. « Jusque dans les années 1970, des groupes psychédéliques comme The Brotherhood of Eternal Love et leurs laboratoires clandestins produiront plusieurs millions de buvards, retrace Christian Elcock. C’est eux qui diffuseront le plus cette drogue aux Etats-Unis, la distribuant parfois gratuitement. » La quantité infime nécessaire pour un trip (la production d’un kilogramme de LSD permet de faire près de 200 millions de doses) rend son étendue très simple.
Mais, au milieu des années 1970, l’héroïne et les amphétamines regagnent le peu de terrain conquis par l’acide. « Des drogues beaucoup plus lucratives que le LSD pour les dealers, puisqu’elles entraînent une addiction physique », fait remarquer Christian Elcock.
Aujourd’hui, une consommation marginale
Si la consommation de LSD a quelque peu ressurgi dans les années 1990 avec l’avènement des raves parties, l’expérimentation de cette substance reste aujourd’hui marginale, estime l’Observatoire français des drogues et des toxicomanies (OFDT). En 2014, seuls 2,6 % des Français de 18 ans à 64 ans déclaraient en avoir déjà pris au cours de leur vie. De son côté, la recherche scientifique redémarre timidement depuis une dizaine d’années.
De cette drogue qu’il appelait son « enfant terrible », Albert Hofmann regrettera les récupérations politique et spirituelle ayant entraîné son interdiction :
« Il s’agit d’une expérience dangereuse. On ne peut jamais prévoir ce qui va survenir. Il est impossible de savoir si les vécus qui vont émerger de l’inconscient vont être positifs ou négatifs. C’est pour cette raison que les substances hallucinogènes devraient être prises seulement sous le contrôle d’une personne compétente, d’un médecin ou d’un psychiatre. »"
Le LSD et les années psychédéliques, d’Antonio Gnoli et Franco Volpi, (Rivages, 144 pages, 2006).
LSD, mon enfant terrible, d’Albert Hofmann (L’Esprit frappeur, 244 pages, 2003).
LE MONDE